Quand le monde saigne, les cieux gardent les cicatrices.
Le froid le réveilla avant la douleur.
Ka?l ouvrit les yeux sur un ciel fendu. Des veines d’obsidienne lacéraient les étoiles, comme si le firmament avait été brisé par une main colossale. Il était couché sur un lit de mousse, son corps raidi par les secousses de la nuit, et l’épée à son flanc semblait pulser lentement, comme si elle respirait encore.
Il se redressa en haletant.
Son souffle formait une brume blanche dans l’air trop calme. L’atmosphère avait changé. Plus rien ne bougeait.
Silence total.
Autour de lui, les arbres n’étaient pas normaux : leur écorce était faite de cristal noir, et leurs feuilles luisaient d’une lumière blafarde, irréelle.
Il n’était plus dans le monde qu’il connaissait.
— Tu es encore entre deux battements.
Pas tout à fait vivant. Pas tout à fait brisé.
La voix de Vess s’éleva dans son dos, douce et creuse comme un écho dans une cathédrale en ruines.
Il se retourna. Elle se tenait à genoux sur un cercle gravé au sol. Un symbole complexe, tissé de cendres et de fils d’argent, palpitait doucement sous ses mains. Autour d’elle, des fragments de plumes br?lées flottaient en suspension.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda-t-il.
— Un sanctuaire. Un oubli.
Un entre-lieu où la réalité ne crie pas… pas encore.
Elle releva les yeux vers lui, et cette fois, Ka?l vit la fatigue. Non pas une lassitude physique, mais une usure plus profonde, comme si cette fille, à peine plus agée que lui, portait le poids d’un millénaire.
— Tu m’as sauvé, dit-il, incertain.
— Non, Ka?l.
Je t’ai volé à la Mort.
Il te reste à payer le prix.
I. Le Murmure des Ombres
Vess l’amena jusqu’à un brasero fait d’os blanchis. Une flamme verte y dansait, silencieuse, projetant des ombres inversées. Tandis qu’elle broyait des feuilles sombres et des pierres fines, elle se mit à parler.
— Tu es un Fragmenté, Ka?l.
L’un des rares à avoir été effleuré par le Néant Vivant… et à en revenir.
Tu n’es plus entièrement humain.
— Je ne veux pas de ce pouvoir, grogna-t-il.
— Ce n’est pas un pouvoir.
C’est une faille.
Une blessure dans ton ame.
Et elle saigne toujours.
Elle approcha une coupe de pierre de ses lèvres. Le go?t était amer, presque métallique. Des souvenirs étrangers l’envahirent soudain : des visages oubliés, un tr?ne brisé, des portes sans fin… et une voix sans bouche qui répétait son nom dans la nuit.
Ka?l… Ka?l… fils du vide… frère de l’éveil…
Il s’effondra à genoux.
Ses yeux pleuraient sans qu’il ne sache pourquoi.
II. Les Lames du Silence
Plus tard dans la nuit, alors que le feu mourait, Vess se redressa brusquement.
— Ils approchent.
— Qui ?
— Les Chasseurs du Voile. Des prêtres soldats. Leur culte vénère l’équilibre, mais ils tuent tout ce qui a touché le Néant.
Ils ont senti ta marque. Ils ne te laisseront pas vivre.
Ka?l serra la poignée de son épée. La lame était plus lourde qu’avant. Elle vibrait sous ses doigts, comme si elle rêvait de chair.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps.
Des pas.
Puis des ombres.
Six silhouettes surgirent du brouillard, vêtues d’armures rituelles, les visages cachés sous des masques d’ivoire. L’un d’eux portait une bannière : un ?il ouvert au centre d’une cage d’os.
Le chef parla sans lever la voix.
— Donnez-nous le Fragmenté. Ou mourez avec lui.
Ka?l fit un pas en avant.
— Je ne suis pas un monstre.
— C’est justement ce que disent les monstres… avant qu’ils ne s’éveillent.
L’acier scintilla. Le combat éclata.
III. L’éveil du Néant
Ka?l ne se souvenait pas de ce qu’il fit.
Il sentit seulement le froid. L’immense froid qui grandissait en lui.
Un des chasseurs l’avait frappé — une lance traversa son épaule. Il hurla. Et alors… ?a se réveilla.
Un éclat noir jaillit de sa poitrine.
Son ombre se mit à ramper dans toutes les directions, vivante, affamée. La lumière se tordit. Les arbres gémirent.
Vess cria quelque chose, mais Ka?l ne l’entendait plus.
Le sol explosa sous ses pieds.
Le chef des Chasseurs leva son baton, mais une vrille d’ombre l’enveloppa — et en un instant, il fut réduit à l’état de statue de cendre.
Le silence retomba.
Ka?l tomba à genoux.
Ses bras tremblaient. Sa peau fumait.
— Qu’est-ce que j’ai fait… ?
Vess s’approcha lentement, posant une main sur son front.
— Tu n’as pas encore choisi, Ka?l.
Mais chaque fois que tu ouvres la porte…
Tu la rends plus facile à franchir.
Elle serra les dents.
— Le Néant a faim. Et maintenant, il sait ton nom.
IV. L’?il dans la Faille
Cette nuit-là, Ka?l fit un rêve.
Il était au bord d’un gouffre. Un ?il colossal s’ouvrait dans le ciel. Autour de lui, des cha?nes se brisaient. Des cités sombraient dans des mers inversées. Une voix murmurait :
Dawn of the Void…
Et quand il ouvrit les yeux, au petit matin, le ciel saignait vraiment.
Certains dons sont des poisons déguisés. D’autres… des cha?nes dorées.
Le lendemain, le ciel saignait toujours.
Un mince filet écarlate serpentait entre les nuages, comme si une lame invisible avait entaillé le firmament. Vess ne semblait pas surprise. Elle observait le ciel avec le calme désabusé de ceux qui ont vu bien pire.
Ka?l, lui, n’arrivait pas à détourner les yeux.
— C’est moi qui ai fait ?a ? demanda-t-il.
— Pas encore, répondit-elle.
Mais tu es le genre d’étincelle qui peut embraser des royaumes entiers.
Ils avaient quitté l’entre-lieu aux aurores, marchant à travers une forêt morte, où les arbres avaient des troncs creux comme des bouches hurlantes. Le sol craquait sous leurs pas. Il faisait un froid étrange, un froid sec, sans vent ni givre. Comme si le monde retenait son souffle.
I. Le Mendiant d’Onyx
Ils rencontrèrent leur premier compagnon au bord d’un ravin.
Un homme accroupi près du vide, le dos vo?té, la peau couverte de tatouages mouvants. Il tenait entre ses doigts une pierre noire, qu’il faisait tournoyer avec une adresse presque surnaturelle. Lorsqu’il releva la tête, Ka?l vit qu’il n’avait qu’un ?il — l’autre était cousu avec un fil d’or noir.
— Vous sentez mauvais, grogna-t-il.
Comme si vous aviez marché sur des os anciens. Ou dans un rêve trop long.
Vess dégaina aussit?t son dard d’ombre. L’homme éclata de rire.
— Allons, Demoiselle des Cendres, inutile de sortir tes griffes. Je suis trop vieux pour courir, et trop malin pour me battre contre le Néant.
— Qui es-tu ? demanda Ka?l.
— On m’appelle Eldar, mais je préfère qu’on m’oublie.
Autrefois, j’étais un Oracle. Maintenant, je suis un tra?tre.
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Et vous, vous êtes les prochains noms gravés sur les colonnes du Vide.
Il se leva lentement.
Ses tatouages s’agitaient, comme des vers affamés.
— Je peux vous guider.
Si vous osez poser la première question.
II. La Première Question
Ka?l hésita. Vess restait figée, ses yeux violets fixant le vieux fou.
— Qu’est-ce que je suis devenu ? demanda Ka?l enfin.
Le sourire d’Eldar s’effa?a.
— Tu es l’épine dans la Chair.
L’anomalie dans la symétrie.
Tu es ce que les oracles ne savent pas nommer… et ce que les dieux veulent dévorer.
Il se pencha, souffla presque dans l’oreille du gar?on :
— Tu es le c?ur qui bat dans un cadavre d’univers.
Ka?l recula d’un pas.
Eldar hocha la tête.
— Voilà. Maintenant que la première question est posée… vous êtes liés à moi. Jusqu’au prochain carrefour. Ou jusqu’au prochain sang versé.
III. Les Tisseurs de Cendres
Guidés par Eldar, ils atteignirent la Frange des Lunes, une lande hantée où les ombres n’obéissaient pas à la lumière. Là, Ka?l apprit l’existence des Tisseurs de Cendres, une secte née dans les ruines de l’ancien empire, qui gardait les fragments de la Prophétie Interdite.
Vess s’était tue depuis plusieurs heures. Elle semblait plus tendue, presque nerveuse.
— Ils te connaissent, dit Ka?l à voix basse.
— Je les ai trahis, murmura-t-elle.
Et ils ne pardonnent pas.
Mais avant qu’ils ne puissent rebrousser chemin, la terre trembla.
Un chant sourd monta du sol. Des silhouettes encapuchonnées émergèrent d’un cercle de pierres.
Leurs visages étaient masqués de cendres. Et leurs mains n’avaient plus de doigts — seulement des tiges d’os reliées à des fils noirs.
— Ka?l de l’éclat.
Vess de la Rupture.
Et l’Oracle Aveugle.
Le Trépied est réuni.
— Que… ? murmura Ka?l.
— Nous attendions ce moment, dit l’un des Tisseurs.
Pour révéler la Seconde Brèche.
IV. La Seconde Brèche
Les Tisseurs de Cendres formèrent un cercle.
Au centre, un feu d’ombre naquit. Il ne donnait pas de chaleur, mais déformait les choses autour de lui. Et dans ce feu, Ka?l vit la vision :
Une cité inversée.
Des tours qui saignent.
Un tr?ne vide.
Et une silhouette au visage masqué par des cha?nes d’étoiles.
La voix des Tisseurs parla en une seule bouche :
— Trois fragments porteront la fin.
Un saignera.
Un mentira.
Et un… choisira.
— Tu n’es pas la Fin, Ka?l.
Tu es l’Arbitre.
Certains cauchemars ne viennent pas en dormant. Ils vivent en toi.
V. L’éveil
Cette nuit-là, Ka?l ne dormit pas. Ou plut?t, il s’éveilla dans un autre rêve.
Un monde sans ciel.
Un sol fait d’yeux clos.
Des tours de chair s’élevant dans le silence.
Et dans ce vide, une voix — pas une voix humaine, ni même vivante. Elle parlait dans un langage qui faisait saigner l’oreille intérieure.
— Ka?l.
Tu nous portes.
Et tu nous contiens.
Tu es le Vase Brisé.
Ka?l voulut crier. Mais son souffle se vida dans un flot d’étoiles mortes.
Puis une silhouette apparut : une enfant aux yeux bandés, la peau tissée d’encre.
— Tu es arrivé trop tard, dit-elle.
Mais pas assez t?t pour l’empêcher.
Elle tendit la main, et le monde s’effondra autour de lui.
VI. Le Corps et l’Ombre
Ka?l se réveilla en hurlant.
Vess, à ses c?tés, serrait déjà son arme d’ombre.
Eldar, lui, fixait le ciel avec un air presque… amusé.
— Le Néant t’appelle.
Tu as entendu son nom. N’est-ce pas ?
Ka?l hocha la tête, tremblant.
— Qui était cette enfant…?
Eldar se tut. Vess se leva.
— Il est temps que tu voies ce que nous affrontons.
Pas dans les rêves. Mais en chair. En crocs. En faim.
VII. Le H?te
Ils marchèrent pendant une demi-journée, jusqu’à une ancienne cité effondrée, que Vess appelait "Nymeréa la Silencieuse".
Là-bas, dans les ruines d’un temple renversé, un homme attendait.
Enfin… ce qu’il restait d’un homme.
Il avait été possédé. Son torse était ouvert comme une fleur. Des dizaines de bouches s’agitaient dans ses entrailles. Une voix multiple s’en échappait, faite d’échos et de soupirs.
— Tu es venu… Vase.
L’Arbitre.
Le Fils de Rien.
Ka?l sentit le Néant remuer en lui. Il n’avait pas envie de fuir.
Il avait envie de l’écouter.
— Approche, murmura la Chose.
Toi seul peux me libérer.
Ou me condamner.
VIII. Le Choix
Vess dégaina. Eldar recula.
Ka?l s’avan?a.
Dans sa main, une lumière noire pulsa.
Un fragment du Néant — ou un éclat de son propre pouvoir.
— Si je te tue, que devient ce que tu étais ? demanda-t-il.
— Je retourne à la Bouche.
Là où tous les fragments du Soi sont recyclés.
— Et si je te libère ?
— Tu porteras une part de moi.
Pour toujours.
Ka?l hésita. Puis… il fit son choix.
IX. L’Entre-Deux
Ka?l leva la main. Le fragment noir br?lait dans sa paume.
Mais au lieu de frapper… il écarta les doigts.
Et dans le silence qui suivit, il murmura :
— Je ne veux pas être ton ma?tre.
Ni ton ge?lier.
Je veux te comprendre.
Une lumière grise jaillit — ni ombre ni clarté.
Elle enveloppa la créature… sans la tuer, sans la sauver.
Le H?te hurla. Mais ce n’était pas de la douleur.
C’était un cri de rupture.
Les bouches cessèrent de parler.
Le torse se referma.
Et l’homme… tomba, mort. Enfin.
Mais quelque chose demeurait.
Ka?l le sentit dans son c?ur, comme une étincelle… ou une faille.
X. Les Regards
Vess fixait Ka?l avec peur.
— Qu’as-tu fait ? Ce n’était… ni du Néant, ni de la lumière.
Eldar, pour la première fois, sembla inquiet.
— Tu as… modifié la logique du monde.
Même un Tisseur n’en serait pas capable.
Ka?l tomba à genoux. Son souffle s’emballait.
Des visions l’assaillirent — des cieux effondrés, des mers qui saignent, des portes qui pleurent…
Et un tr?ne.
Vide.
— Je crois que… j’ai ouvert une porte.
XI. L’écho
Dans une cité lointaine, une prêtresse s'effondra.
Dans une forteresse oubliée, un ?il s'ouvrit.
Et dans le Néant Vivant, une entité très ancienne, très vieille, se redressa.
— Il a parlé.
L’Arbitre n’est plus silencieux.
Il y a des regards que l’on ne peut éviter. Même quand on ferme les siens.
Les Signes
Le ciel saigna.
Pendant exactement sept secondes, au-dessus de Nymeréa la Silencieuse, la lumière devint rouge.
Les oiseaux tombèrent. L’air vibra.
Et partout dans le monde — à l’Est, dans les Cités-Miroirs ; à l’Ouest, dans les Sables Morts — les voyants tombèrent en transe.
— Il est né, murmura la grande Oracle de Sol’Zahar.
L’Arbitre brise les cycles. Il est l’Interstice.
La Faille
Ka?l ne dormait plus.
Depuis l’acte, un ?il noir s’était ouvert dans sa paume gauche. Il le recouvrait de bandages, mais il sentait son battement.
Vess refusait de le regarder. Eldar gardait ses distances.
— Tu n’es plus un simple porteur, dit-il.
Tu es devenu… un point de fracture. Et tout ce qui regarde ces failles… vient.
Ceux Qui Viennent
Ce soir-là, dans les ruines de Nymeréa, la première Chasseuse du Néant apparut.
Elle ne parla pas.
Elle n’avait pas de bouche.
Son corps était une armure lisse, ses bras des lames, et dans son dos dansaient des ailes faites d’yeux.
Elle ne visait pas Vess. Ni Eldar.
Elle venait pour Ka?l.
— Reculez, dit Ka?l.
Elle ne veut que moi.
Vess se pla?a devant lui, arme dégainée.
— Alors elle devra me tuer aussi.
Le Pacte
Ka?l ne savait pas se battre.
Mais quelque chose en lui s’éveilla.
Pas une arme.
Une question.
— Pourquoi me chasses-tu ? demanda-t-il.
L’Entité s’arrêta.
— Parce que tu portes une question que le Néant redoute.
Tu ne cherches pas la fin. Tu cherches ce qu’il y a après.
Un rire immense, lointain, résonna.
Comme si le Néant lui-même avait peur.
Le Nom
à cet instant, dans le c?ur de Ka?l, un mot s’imposa.
Un nom.
Pas le sien.
Pas celui de l’Entité.
— Veyr'alun.
Le monde frémit.
La Chasseuse s’effondra.
Eldar tomba à genoux, les yeux pleins de larmes.
Vess recula, figée.
— Ce nom…
Aucun mortel n’aurait d? le conna?tre.
Les Lames Se Croisent
Mais Ka?l ne comprenait toujours pas.
— Qu’ai-je fait ?
Eldar se redressa, le regard sombre :
— Tu as activé la Prophétie Inversée.
Ce n’est plus le Néant qui vient à toi.
C’est toi qui viens au Néant.
Et tu l’as appelé par son vrai nom.