L’odeur aigre de la sueur que seule la peur peut provoquer. Son gou?t acide sur les langues se?ches. Le cliquetis de trois graviers qui roulent sur les to?les ondule?es. Quinze gosses qui de?valent la pente du tell, des cailloux plein les poches. Leurs cris excite?s par une haine aveugle et immature. La poussie?re qui voile tout et qui se colle aux bouches hurlantes. La course effre?ne?e sous le soleil cuisant de midi. Les mains he?sitantes et malhabiles qui de?gainent leurs armes de fortune. Les premiers ricochets impre?cis sur les planches des palissades alentour. La distance raccourcie malgre? l’espoir d’en re?chapper. Les haleines vicie?es d’estomacs affame?s qui soufflent sur sa nuque. Et soudain, le premier choc. La bru?lure du cuir perce? et du sang fuyant a? son tour. Sa te?te qui bascule vers l’avant, un vertige, son pied qui tre?buche, la chute ine?vitable, les cailloux qui continuent a? pleuvoir, les mains qui agrippent et de?chirent ses ve?tements sales, les coups de pied et de poing remplac?ant les jets de pierres, l’odeur poisseuse qui envahit sa gorge, le gou?t me?tallique dans sa bouche, son sang qui abreuve la terre de la ruelle, les ra?les rauques qui recouvrent les cris essouffle?s, ses yeux bru?le?s par le sel des larmes, ses bras qui prote?gent son visage, et puis, plus rien. Ne subsistent de?s lors que la douleur, la peine et la honte.
Une goutte de sueur se mit a? perler sur son front. Alyss ne sut pas si c’e?tait la peur ou la chaleur du soleil qui l’avait fait nai?tre. A? ce moment pre?cis, elle s’en fichait. Dans un temps qui semblait suspendu, le fluide s’accrocha a? son sourcil, roula lentement sur sa joue et s’e?crasa a? ses pieds. L’eau percuta le sol indure? avec un son mat, sortant l’adolescente de sa torpeur. Alyss se retourna vivement, les sens alerte?s par le cliquetis de trois graviers roulant sur les to?les ondule?es. Cela avait de?ja? commence?. Comment avait-elle pu se faire de?passer a? ce point ? La vision e?tait trop proche, presque instantane?e. Alyss n’avait plus le temps de re?fle?chir. Elle savait qu’elle ne devait en aucun cas e?tre atteinte. Pas cette fois, pas encore. N’e?coutant que son instinct, elle s’e?lanc?a dans la pente.
— La v’la? ! Faut pas qu’elle s’e?chappe !
Les pieds de la jeune fille martelaient la terre jaune sale, soulevant des gerbes de poussie?re. Ses bottines macule?es et hors d’a?ge menac?aient de rendre l’a?me, mais il fallait qu’elles tiennent bon. Les cris se rapprochaient. Alyss serra les dents et allongea sa foule?e. Elle glissait plus qu’elle ne courait dans la descente, de?rapant sur les gravats, sacs et autres de?tritus abandonne?s au vent de sable. Elle sauta par-dessus un muret de terre crue et pivota promptement derrie?re une clo?ture, bousculant au passage quelqu’un qu’elle ne prit pas le temps de reconnai?tre.
La femme brandit son poing ferme? dans la direction d’Alyss. Pour qui se prend cette gamine ? C’e?tait de?ja? assez dur comme c?a de vivre dans le Ghetto. Et la matrone croyait fermement que, quand on avait passe? un certain a?ge et acquis la laideur ne?cessaire a? une relative tranquillite?, on e?tait en droit d’attendre son rendez-vous avec la mort sans e?tre bouscule?e en pleine rue. Elle avait e?te? suffisamment emmerde?e toute sa vie et aspirait de?sormais a? un peu de repos. Claudiquant a? petits pas grinc?ants vers l’ombre de sa cabane, la vieille fut percute?e de plein fouet par un des gosses des rues lance?s a? la poursuite d’Alyss. La te?te de la femme heurta lourdement le sol tandis qu’une dizaine de pieds sales pie?tinaient sur leur passage le sang e?pais qui commenc?ait a? s’e?chapper de son cra?ne.
Alyss ne s’e?tait pas retourne?e. Une longue me?che cha?tain vint se coller a? la sueur de?pose?e sur sa joue encore ronde de l’enfance. Rejetant ses cheveux en arrie?re pour se de?gager les yeux, la jeune fille manqua de glisser sur une planche qui masquait une flaque brune. Les pieds mouille?s, elle se rattrapa de justesse a? un poteau incline?, arbre de?racine? sous le poids de sa ramure de ca?bles filant vers quelques fene?tres entrouvertes.
Avec la chaleur, une crou?te s’e?tait de?ja? forme?e sur le cuir de ses bottes. La boue se fissura puis se de?tacha en fines plaques irre?gulie?res sous les battements re?pe?te?s des pieds d’Alyss. Le c?ur de l’adolescente s’aligna sur ce bruit qui s’acce?le?rait de seconde en seconde. Chaque pulsation heurtait douloureusement sa poitrine, rendant sa respiration sifflante. Combien de temps allait-elle pouvoir tenir a? ce rythme ? La sueur ruisselait sur son corps fre?le, impre?gnant au passage sa chemise et son pantalon informes et brun clair, couleur de la terre du tell. Le meilleur des camouflages. La moiteur saline qui s’attachait a? sa ceinture abrasait a? chaque mouvement la peau fine de sa taille. Mais la distance entre elle et ses poursuivants augmentait. Ses efforts e?taient re?compense?s. Car Alyss avait appris a? courir vite.
De toutes parts, les impre?cations fusaient :
— La Re?veuse, viens la? ! De toute fac?on, on t’aura !
— C’est vrai, c’qui dit, le Singe ! On aura ta peau, la Re?veuse !
— Et on saura quoi en faire !
Ses poursuivants partirent dans un rire gras et essouffle? qui re?sonna entre les murs vides. A? cette saison, la chaleur de la journe?e repoussait les habitants du Ghetto vers l’inte?rieur de leurs cahutes, plus frai?ches car excave?es dans la glaise. Ainsi, sans entraves, l’e?cho de ce rire sadique se re?percuta sur les to?les et dans les gouttie?res. Il rebondit, me?tallique, dans une marmite situe?e non loin d’Alyss. Le poil de la jeune fille se he?rissa. Elle savait tre?s bien que le Singe et ses complices n’allaient pas en rester a? leurs derniers me?faits. Leur sauvagerie allait croissant avec les anne?es. A? la multiplication des sons et des cris de la course-poursuite, Alyss devina que ses tourmenteurs s’e?taient se?pare?s pour mieux refermer leur e?tau. Le Singe e?tait fute?, en effet, et sa malice malsaine avait eu to?t fait de le propulser a? la te?te des jeunes voyous du Ghetto. Mais Alyss savait de?sormais anticiper les coups.
Les gamins suivaient leur chef de manie?re aveugle. Ils le ve?ne?raient, bien entendu, mais surtout ils le craignaient. Ils redoutaient ses humeurs et ses lubies, ses coups de sang et ses marottes. Combien s’e?taient retrouve?s a? quatre pattes au bout d’une laisse, imitant les cris d’un raton de foire ? Combien avaient perdu, qui une oreille, qui un doigt, pour un mot de trop ? Et sans moyens pour re?parer. C?a, c’e?tait re?serve? aux grands. Mais les de?linquants de la bande du Singe savaient que, malgre? les risques, rester dans son sillage offrait certains privile?ges. Comme l’acce?s aux arte?facts les plus rares du Ghetto. Voire a? de la bouffe. Alors ils se pliaient a? sa volonte?. Le dernier caprice en date du Singe e?tait de ratatiner la Re?veuse. Donc, ils allaient ratatiner la Re?veuse. Me?me si les gosses ne savaient plus tre?s bien pourquoi. Elle avait de?ja? eu ce qu’elle me?ritait la fois pre?ce?dente, cette chieuse. Franchement, les vauriens se demandaient ce que le Singe lui trouvait. Mais tous, y compris les plus jeunes, couraient, et continueraient a? courir pour le Singe. Jusqu’a? tomber de fatigue.
Apre?s une bonne heure sous le cagnard, et ne sachant plus par ou? diriger ses pas, Alyss changea de strate?gie. Elle grimpa lestement sur un appui de fene?tre et s’agrippa au rebord coupant d’un toit. Ses doigts ha?le?s se perle?rent de rouge. Elle verrait ses coupures plus tard. Pour le moment, l’adolescente continuait sa course a? pre?s de trois me?tres du sol, rebondissant sur les to?les trop souples, e?vitant tour a? tour linge e?tendu, ca?bles encheve?tre?s et racines e?crase?es, qui se?chaient dans la poussie?re entre les ondulations du me?tal. Au passage, elle tira plusieurs habitants de leur sieste, lesquels se mirent a? gueuler de l’inte?rieur de leurs cabanes. La man?uvre n’avait pas pour but la discre?tion. Alyss avisa un fai?te plus e?leve? que les autres et embrassa les environs du regard. La plate-forme de la Zone 3, situe?e au sommet du tell, e?tait masque?e par son e?ternel nuage de fume?e brune. Elle recommenc?ait a? projeter son ombre sur le Ghetto, comme l’aiguille unique d’un cadran solaire titanesque. Midi e?tait passe? depuis un bon moment de?ja?, mais le jaune du ciel restait aveuglant. Alyss devait tenter de semer ses poursuivants en se re?fugiant dans cette pe?nombre.
Il y avait encore sept types a? semer. De ses harceleurs, il ne restait que les plus coriaces, ceux qui voulaient vraiment leur part du butin. Les autres avaient de?ja? du? abandonner la poursuite, par flemme ou par fatigue. Et c’e?tait de?ja? c?a de pris.
Un, deux... sept.
— Elle est la?-haut, la petite pute ! Ne la ratez pas ! s’e?cria le Singe en pointant le toit du doigt.
Les cailloux recommence?rent a? gre?ler sur les to?les. L’adolescente recula la fournaise du me?tal perc?ant le cuir de ses bottes. Elle redescendit promptement du toit et se cacha des regards derrie?re de grands draps tache?s d’huile. Sept. Alyss posse?dait au fond d’elle-me?me la certitude que, cette fois-ci, elle allait s’en tirer. La touffeur de la venelle dans laquelle elle venait d’atterrir la poussait plus bas dans la pente, a? la recherche d’un peu de frai?cheur pour se?cher la sueur qui poissait ses frusques. Et pour souffler les miasmes de peur qui collaient encore a? sa nuque. S’en sortir indemne. A? ce moment, Alyss passa dans le co?te? obscur du tell.
Elle ne savait pas exactement quand cela avait commence?. Tout simplement, elle e?tait ne?e dans ce chaos. Chasseurs et pourchasse?s. Les uns pour se repai?tre de sang, de chair ou de malheur, les autres pour e?viter les coups, les larmes ou me?me la mort. Tels e?taient les habitants du Ghetto. La souplesse et l’agilite? d’Alyss trahissaient de longues anne?es passe?es a? fuir dans les ruelles. Ses muscles fins et tendus e?taient rompus a? la course, mais son e?tre restait brise? par une vie sans re?confort. Ses parents devaient l’aimer, certes, mais ils l’avaient e?leve?e a? la dure. Ou, pluto?t, ils l’avaient laisse?e se frotter seule aux rochers du tell.
Au de?but, il y avait bien eu des brimades. De celles que les enfants cruels de?versent par seaux sur leurs camarades plus petits et plus fre?les, ou peut-e?tre tout simplement plus dociles. Les adultes savaient tre?s bien insuffler a? leurs marmots le gou?t pour la be?tise. Tre?s to?t, Alyss avait fait partie des victimes. Mais sito?t qu’elle eut treize ans et que son surnom eut e?te? re?ve?le?, la violence des agressions a? son endroit augmenta de jour en jour.
Ses pieds l’avaient entrai?ne?e dans la ville basse, faite de cabanes encore plus miteuses que celle habite?e par sa famille au niveau 9. Encore un peu, et la jeune fille se serait retrouve?e dans les bas-fonds, la section sans nume?ro. Un endroit dans lequel elle ne voulait pas retourner. Alyss avait encore en te?te une partie de cache-cache qui avait mal tourne?. Arrive?e a? la fin d’un interminable de?compte, elle avait cherche? en vain les autres enfants pendant un temps infini, avant de de?couvrir qu’elle e?tait seule. Le jour e?tait tombe?. Tous e?taient rentre?s chez eux. Me?me Telm. Elle s’e?tait perdue dans les bas-fonds du Ghetto, un lieu incertain pour une gamine de neuf ans. Alors que des regards avides avaient commence? a? se jeter sur elle, une poigne d’acier lui avait saisi le bras. ? Rentrons. ? La morale que lui avait faite son pe?re sur le chemin de la maison ne fut rien en comparaison de ce que sa me?re lui avait re?serve? a? son retour. Alyss savait a? quel point il lui avait sauve? la mise. Une fois de plus.
Alyss e?tait un peu de?soriente?e. Les cris s’e?taient tus, mais le silence implacable sous le soleil de plomb, au-dela? de la zone de pe?nombre dans laquelle elle se trouvait, ne lui inspirait pas confiance. Sa peau humide frissonna sous le vent frais. Grelottante, elle slaloma entre les cours, ou? re?gnait une odeur fade, me?lange d’eau croupie et de merde. La jeune fille ralentit pour feutrer son pas. Ses jambes, droites comme des cannes, menac?aient de la la?cher apre?s l’effort consenti. Elle commenc?ait aussi a? avoir faim. Regardant tout autour d’elle, Alyss s’aperc?ut qu’elle e?tait coince?e dans une impasse e?troite aux parois e?leve?es et moisies.
Des bruits de pas se rapprochaient. Une voix.
— Ou? est-ce qu’elle est passe?e, cette petite pute ?
Le Singe. Un murmure pour lui-me?me. S’il e?tait descendu aussi bas dans le Ghetto, c’e?tait qu’il tenait a? la victoire. Alyss vit son profil se de?couper a? contre-jour lorsqu’il de?passa l’impasse dans laquelle elle e?tait pie?ge?e. Pas d’e?chappatoire.
Soudain, un e?clat bleute? attira son attention et invita l’adolescente a? plonger derrie?re une pile de caisses de?fonce?es. Elle s’aplatit dans la boue et suivit plus loin encore dans le noir l’e?tincelle bleue. Cette dernie?re luisait, falote, dans l’obscurite?. Un e?trange sentiment de douceur envahit Alyss. Elle e?tait comme hypnotise?e par cette lueur qui contrastait tellement avec le jaune et le brun du tell. Ce bleu le?gendaire avait la pure couleur d’un ciel d’e?te?. En tout cas, c’e?tait ce que disaient les gens qui pre?tendaient l’avoir vu un jour. En re?alite?, le ciel restait e?ternellement jaune des fume?es qui s’e?chappaient du c?ur du tell. D’autres pre?tendaient que le bleu e?tait la couleur de l’eau propre de l’oce?an. Encore quelque chose qui relevait du mythe.
Alyss tendit les doigts pour atteindre l’objet et elle s’accroupit pour le saisir. La lumie?re bleute?e s’enfuit. Un rat couina. Alyss retint son souffle.
Elle plissa les yeux et aperc?ut a? travers une fente l’adolescent qui se tenait a? l’entre?e de l’impasse. A?ge? de seize ans a? peine, le Singe arborait pourtant le rictus pervers de ceux qui en savent trop. Son corps e?tait marque? par nombre de souvenirs.
Son ?il gauche, creve? trois ans plus to?t pendant sa Re?ve?lation et aussito?t change?, venait tout juste d’e?tre ame?liore?. Le nouveau, fait de me?tal et de ca?bles fixe?s a? son cra?ne rase?, vrombissait en tous sens dans l’orbite de?sormais morte. Pourvu qu’il ne me voie pas, se re?pe?tait la jeune fille. Le Singe he?sita, pe?ne?tra dans l’alle?e sombre, et appuya sa main valide contre l’un des murs. Il braqua subitement la te?te dans la direction de la cachette d’Alyss. L’avait-il vue ? L’avait-il entendue ?
— He? ! le Singe... Tu l’as trouve?e... ?
Le Singe de?tourna la te?te. Un de ses acolytes l’avait rejoint. A? la respiration saccade?e et sa fac?on de s’e?brouer, Alyss devina qu’il e?tait pre?t a? rela?cher ses efforts.
— Nan, pas encore, mais c?a ne devrait plus tarder, maintenant, re?pondit le Singe, agace?. L’est pas loin. Elle a du? se cacher.
— Parce que je commence a? fatiguer... moi..., se plaignit le suiveur.
— Ta gueule. Tu continues a? chercher.
L’autre type ne pipant mot, le Singe reprit plus fort, et pour sa proie :
— La Re?veuse ! On sait que t’es quelque part par la? ! Alors montre-toi, qu’on puisse vraiment commencer a? s’amuser. A? moins que tu pre?fe?res jouer a? rat perche? ? Hein, ma petite ratte, que tu aimes te bru?ler les papattes sur les toits ? Je vais t’en donner, moi, de la chaleur !
Les deux adolescents se mirent a? alterner petits cris et claquements de langue obsce?nes. Alyss de?glutit. Ne pas bouger, ne pas respirer. Elle eut du mal a? retenir les heurts de son c?ur. Et son souffle qui e?tait encore coupe? par la course effre?ne?e. Elle repensa furtivement a? la lumie?re bleue et mobile qui lui avait sauve? la peau quelques minutes auparavant. Mais Alyss devait se concentrer sur le Singe.
Visiblement, le de?linquant n’avait pas trouve? autre chose qu’un ?il d’entre?e de gamme, sans ame?lioration aucune qui aurait permis de de?tecter Alyss dans la pe?nombre. Les meilleures pie?ces se trouvaient plus haut dans les pentes, plus pre?s de la plate-forme de la Zone 3. Pour les atteindre, il fallait passer plusieurs points de contro?le, ce qu’a? l’e?vidence le Singe n’avait pas encore re?ussi a? faire. Une chance supple?mentaire pour Alyss.
Au poids du me?tal, le corps du Singe pouvait de?ja? se monnayer a? bon prix au marche? noir. Ses crimes servaient a? re?parer la machine, laquelle e?tait utilise?e a? son tour pour les commettre, comme dans une boucle sans fin. Pour son malheur, Alyss faisait partie pour lui de cette boucle infernale. Ses bras portaient encore les stigmates blanchis de bru?lures. Jouer a? torturer ses victimes e?tait ce que le Singe aimait le plus. Mais depuis que l’adolescente avait rec?u le surnom de la Re?veuse, ces simples cicatrices e?taient devenues bien futiles : tous lui crachaient dessus de?sormais, ou bien l’e?vitaient. Inutile, bonne a? rien. Voila? ce qu’elle e?tait devenue du jour au lendemain : une paria.
Si la violence des adultes e?tait atte?nue?e par l’aura que de?gageaient ses parents, et qui la prote?geait dans une certaine mesure, un type comme le Singe n’en avait cure. Tout le monde lui fichait une paix royale. Pas de plainte, pas de poursuite. Car chacun lui devait un service. Pour l’un, un objet rare de?gote? on ne voulait savoir ou? ni comment, pour l’autre, un mauvais voisin terrorise? pour longtemps. Sa de?brouillardise, a? de?faut d’un laissez-passer pour les hauteurs du tell, lui offrait un droit a? l’impunite?. Et le jeune de?linquant en profitait pour se servir grassement au passage. L’amertume gagna Alyss. La dernie?re fois qu’ils l’avaient chope?e, lui et ses copains, ils avaient de?coupe? ses ve?tements au couteau, l’e?corchant a? loisir. Les estafilades les plus profondes avaient me?me ne?cessite? quelques points de suture. Alyss s’e?tait retrouve?e presque nue au milieu de la rue, un jour de marche?. Le Singe avait alors pointe? son couteau vers le ciel et exhorte? la foule a? rire, tel un roi commandant a? ses sujets. Et le Ghetto avait ri.
Alyss savait que, si jamais le Singe l’attrapait encore, ce serait bien pire. Car cela pouvait toujours e?tre pire. Le silence e?tait retombe?, e?touffant. La jeune fille tendit l’oreille. Plus rien. Ses harceleurs s’e?taient e?loigne?s, et avec eux leurs imitations de rongeurs en rut. Le temps s’e?grenait avec lenteur, fide?le et impassible. L’ombre de la Zone 3 se faisait de?sormais plus longue, et avec elle se prolongeait l’angoisse des se?vices promis par le Singe et son suiveur. Alyss n’aimait pas cela. Ses narines e?troites palpitaient comme celles d’une be?te traque?e. Ce qu’elle e?tait, au demeurant. Un vulgaire quartier de viande jete? en pa?ture a? des animaux plus fe?roces qu’elle. De ve?ritables pre?dateurs.
Ce qu’Alyss ne savait pas, c’e?tait que si le Singe e?tait devenu le Singe, c’e?tait au prix de tourments similaires. Ne? trois anne?es plus to?t au niveau 11, il n’avait pas eu besoin de sortir de chez lui pour apprendre a? devenir un dur. Dehors, dans la rue, c’e?tait la liberte?. La belle vie, quoi ! Ses premie?res re?parations, il les devait a? son pe?re. Ce dernier avait la main leste et la lame facile. Le Singe avait alors compense? sa faible carrure par une certaine inge?niosite?. Ce n’e?tait pas tre?s difficile, en fait, vu le nombre de de?biles qui grouillaient dans le Ghetto. La plupart de ses conge?ne?res n’e?taient bons qu’a? dire ? oui ? a? tout ce qui e?tait gueule? plus fort. L’adolescent avait donc passe? l’e?preuve de la Re?ve?lation haut la main et gagne? ses galons de cerveau retors. Me?me s’il en voulait encore a? son pe?re, il e?tait tre?s fier de ce qu’il e?tait devenu : un prince parmi les mendiants. Sa cour e?tait constitue?e de la somme de ses de?biteurs, sa garde rapproche?e de gamins des rues. Plus influenc?ables. Son palais restait ne?anmoins une cabane faite de terre et de planches, a? peine ame?liore?e par une connexion au Re?seau. Et par la pre?sence a? long terme d’un relie? endette? jusqu’a? l’os pour la faire fonctionner. Son pe?re lui foutait de?sormais une paix royale. Surtout depuis qu’il avait succombe? a? une surprise mortelle que son fils lui-me?me lui avait concocte?e. A? l’e?vocation de ce dernier souvenir, le Singe sourit.
Plusieurs heures passe?rent. Alyss resongea alors a? sa vision. Elle e?tait de?ja? bien au-dela? de ces moments et lieux qui lui e?taient apparus. Un soupc?on d’espoir naquit alors : celui de pou- voir rentrer chez elle en un seul morceau. Peut-e?tre que ceux qui la chassaient avaient enfin renonce?. Une brise le?ge?re s’engouffra dans la venelle, annonc?ant la fin de l’apre?s-midi. Pendant son attente, Alyss avait eu le temps de bien re?fle?chir. Avec sa carrure de souris, elle n’aurait eu aucune chance de s’en tirer. Et ce n’e?tait pas avec le canif qui pendait a? sa ceinture qu’elle aurait pu se de?fendre contre ses agresseurs. Au mieux, sa lame de di?nette se serait casse?e, au pire elle aurait e?te? retourne?e contre elle. Ses parents lui avaient souvent re?pe?te? que courir tre?s vite et savoir bien se cacher e?taient les deux piliers de la survie lorsqu’on e?tait ne?e fille. Alyss avait re?cite? cet enseignement tel un mantra et l’avait applique? a? la lettre. Ses yeux s’e?tant habitue?s a? la pe?nombre, elle e?tudia soigneusement les murs de l’impasse. Ils se rejoignaient en un angle aigu et semblaient offrir des prises valables. Les de?bris des caisses derrie?re lesquelles elle s’e?tait cache?e pourraient e?galement servir d’appui. Elle allait s’enfuir par les toits.
La jeune fille sonda une dernie?re fois le Ghetto. Les heures plus frai?ches de la soire?e annonc?aient la sortie de ses habitants. Les ruelles s’anime?rent. Par-ci tintaient les re?cipients servant a? puiser l’eau pour le lendemain, par-la? remontaient les caque?tements me?contents de poules transbiotiques que personne n’osait manger et que chassaient du pied les hommes partant pour quelque besogne. Enfin, des piaillements d’enfants e?mergeant d’une sieste trop longue et impose?e e?mergeaient des cabanes de planches. L’adolescente enviait ces derniers, car ils avaient encore l’a?ge de l’indiffe?rence. Mais viendrait to?t ou tard le moment ou? ils devraient prouver leur utilite? a? la communaute?. Sur ces pense?es, Alyss se leva en tirant sur ses jambes ankylose?es. Elle devait profiter du vacarme ambiant et de la foule des ghettards pour prendre la tangente. Elle s’appuya sur les deux murs au fond de l’impasse et atteignit rapidement les hauteurs.
Cette petite pute ne pouvait pas lui e?chapper. Mais ce n’e?tait pas avec cette grande niquedouille de Casse-Noisette qu’il allait re?ussir. Ce dernier avait certes de la poigne, mais il e?tait loin de posse?der un cerveau. Le Singe se demanda ou? avaient bien pu passer les autres. De toute fac?on, il saurait le leur faire payer quand cette partie de chasse serait finie. Pour en rajouter, il commenc?ait a? avoir se?rieusement la dalle. Et cela le mettait encore plus en rogne.
— Casse-Noisette, passe par-derrie?re, lui ordonna-t-il.
Le ge?ant s’exe?cuta et fit le tour du pa?te? de cahutes au pas de course. Mieux valait pour lui montrer un peu de c?ur a? l’ouvrage. Ses grandes jambes lui avaient permis de ne pas trop se laisser distancer par le Singe. Comme tout le monde semblait s’e?tre perdu ou avoir abandonne? la poursuite, Casse-Noisette espe?rait secre?tement, mais sans trop y croire, que son ze?le a? la ta?che lui vaudrait quelques faveurs de la part de son supe?rieur. Un peu de bouffe, du saccharil... Une fille, peut-e?tre ? Se faire payer en nourriture ou en dope, c’e?tait de?ja? bien, en soi. Mais peloter de la femelle, c’e?tait encore mieux ! Son sourire bene?t se figea toutefois lorsque trois autres gamins, qui n’avaient pas cesse? de courir, le rejoignirent en crachant leurs poumons :
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— On n’arrive pas trop tard... au moins... ? Casse-Noisette ne leur re?pondit pas.
Alyss entendit le Singe donner ses ordres au fur et a? mesure que les voyous arrivaient. Elle e?tait de?sormais cerne?e. Elle longea prudemment le mur au bas duquel elle venait de sauter. Casse-Noisette et trois autres gamins venaient a? sa rencontre. Elle devait les e?viter a? tout prix. Mais comment ? La lueur bleue surgit alors du renfoncement d’un mur de l’autre co?te? de la rue. Si elle m’a aide?e une fois, pourquoi pas deux, songea Alyss. Elle voulait vraiment savoir ce qu’e?tait ce bidule, et pourquoi elle ne l’avait jamais vu auparavant, ni en vrai, ni en re?ve. Mais pour le rejoindre, elle devait traverser a? de?couvert. Trop risque?. La curiosite? l’emporta. L’adolescente prit son courage a? deux mains et courut jusqu’au mur.
— C?a y est, on la tient !
Alyss se retrouva accule?e. De toutes parts convergeaient ces gamins qui lui voulaient tant de mal. Elle se sentit soudain oppresse?e. C’e?tait comme si toute la haine engendre?e par la frustration de ne pas l’avoir chope?e plus to?t se muait en langues avides, rampant au sol pour lui entraver les pieds. Ses harceleurs reprirent leurs cris de rats en rut. Alyss se plaqua contre le mur, les bras e?carte?s et le souffle court. Son regard farouche accusait la fatigue. Cela ne peut pas se de?rouler ainsi. Elle avait pourtant fait le ne?cessaire pour ne pas en arriver la?. Cette lumie?re bleue venait-elle de la trahir ? La masse forme?e par les jeunes de?linquants et les badauds attire?s par leurs cris s’e?carta par le milieu, laissant passer le Singe :
— Tu nous as bien fait courir, la Re?veuse.
Alyss ne dit rien, hypnotise?e qu’elle e?tait par le reflet de la lame que tenait la jeune crapule. La foule retenait son souffle, oscillant entre curiosite? malsaine et envie de se de?rober. Le Singe tourna le dos a? la jeune fille terrorise?e et, dans son langage le plus cha?tie?, gage de son aura, s’adressa au Ghetto :
— Mesdames et messieurs, pour ceux qui ne la connai?traient pas encore, j’ai le plaisir... que dis-je ? J’ai l’immense honneur de vous pre?senter la Re?veuse ! Cre?ature dont ni le physique ni la te?te ne sont utiles pour nous, durs travailleurs du tell. Comme son nom l’indique, la Re?veuse passe le plus clair de son temps a? trai?ner le nez en l’air, mangeant la nourriture que nous autres, braves gens, gagnons si durement a? la sueur de nos fronts. Pour son bien, et celui de notre communaute? tout entie?re, je vous propose, mesdames et messieurs, de nous la rendre appre?ciable en lui trouvant de nouvelles fonctions.
Le Singe se retourna vers Alyss et saisit brutalement le bas de son visage de poupe?e a? demi cache? par ses cheveux. L’?il de l’adolescente s’alluma sous le coup d’une cole?re sourde. Le jeune homme la trai?na au milieu de la rue et l’exhiba tel un animal de foire :
— Voyez comme sa chair est de?licate. Garantie cent pour cent pure bidoche humaine. Aucune re?paration ! Vous, monsieur, et vous aussi, monsieur, je suis su?r que vous avez une ide?e de ce a? quoi elle pourrait servir ! proposa le Singe en soulevant les me?ches cha?tain avec la pointe de sa dague.
Mais alors que le Singe continuait son argument, sous les ? oh ! ? et les ? ah ! ? de la foule, une voix dure s’e?leva :
— C?a suffit, le Singe ! Et vous tous, de?gagez vos fesses ! Y a rien a? voir par ici, foutez le camp !
Alyss reconnut son pe?re qui se frayait un chemin entre les badauds interloque?s.
— Mais bien le bonsoir, camarade Artificier ! Tu viens chercher ta fille, peut-e?tre ? La coquine s’e?tait encore perdue. Heureusement que moi et mes gens avons tenu un ?il sur elle. Si tu savais ce...
— Ferme-la, le Singe ! Et e?pargne-moi tes conneries, pour une fois.
— C?a va... Si on ne peut me?me plus plaisanter cinq minutes.
Les curieux, les croches et autres habitants malpropres des pentes e?taient retourne?s a? leurs occupations vespe?rales. Casse-Noisette et les vauriens du Singe n’avaient pas demande? leur reste et avaient file? au plus court. L’Artificier referma sans me?nagement ses doigts me?talliques sur le bras de sa fille, laquelle e?mit un couinement de souris. Il reprit, alors en direction du Singe :
— Que je ne t’y reprenne pas a? emmerder la Re?veuse. On avait un accord, non ?
Alyss n’en croyait pas ses oreilles. Son pe?re e?tait alle? pactiser avec ce diable de Singe pour qu’il lui fiche la paix. Mais apparemment, ce qu’il lui avait offert n’e?tait pas suffisant. Le Singe haussa simplement les e?paules, l’air innocent.
— Changeons de sujet, poursuivit l’Artificier. Tu as les dernie?res pie?ces que je t’ai demande?es pour ce soir ?
— Ouais, m’sieur ! re?pondit l’adolescent en mimant un garde-a?-vous qui se voulait comique.
— Tout est pre?t de ton co?te?, au moins ? Nous ne devons en aucun cas e?tre en retard.
— Tout est pare? pour le grand feu d’artifice !
Les deux hommes se toise?rent. Non par respect mutuel, mais pluto?t par de?fiance, l’un ne sachant pas ce que l’autre avait re?ellement en te?te. Si le Singe pouvait devenir nuisible a? moyen terme, l’Artificier ne pouvait pas s’en passer dans l’imme?diat. L’ope?ration du soir devait re?ussir et, sans son appui pendant les pre?paratifs, l’e?quipe de l’Artificier aurait pris beaucoup de retard. Apre?s, il pourrait e?ventuellement songer a? se de?barrasser du Singe. Ni vu ni connu. Un simple accident qui, me?me s’il pourrait temporairement engendrer quelques proble?mes d’approvisionnement, allait surtout amener une bouffe?e d’oxyge?ne aupre?s de tous ses de?biteurs. Me?me sa fille Alyss pourrait peut-e?tre en be?ne?ficier.
De tout cela, le Singe se doutait, mais pour l’heure il n’en avait rien a? foutre. Un gros coup se pre?parait, et il voulait en e?tre. Le soir me?me, il avait rendez-vous avec l’adre?naline des choses interdites. Il y aurait su?rement de la castagne, mais l’adolescent y e?tait habitue? et ne la redoutait pas. Par-dessus tout, il allait enfin gravir les pentes du tell, passer les points de contro?le, et grappiller quelques bonnes trouvailles en chemin ! Comme beaucoup d’autres, il nourrissait le re?ve d’atteindre, une fois dans sa vie, la plate-forme de la Zone 3. Sans pour autant lui-me?me partir. Il y avait trop d’affaires juteuses a? faire dans les pentes.
Alyss les observait en silence. Elle avait du mal a? encaisser que son pe?re eu?t besoin d’un type pareil. A? l’e?vidence, une importante ope?ration e?tait en pre?paration, mais la jeune fille n’en connaissait pas la teneur exacte. Tout juste avait-elle vu son paternel sortir le soir a? une fre?quence plus e?leve?e, ne rentrant que tre?s tard dans la nuit. Elle savait qu’il faisait partie d’un comite? de soutien aux familles du Ghetto, mais elle ne connaissait rien de la place exacte qu’il y tenait. Elle en savait encore moins sur le rapport qui existait entre le comite? et les activite?s du Singe.
— On se retrouve au point P-12 a? 21 h. Sois a? l’heure, pre?cisa l’Artificier. Quant a? toi, ma fille, tu bouges tes pieds et tu me suis.
Le trio se se?para. Sur le chemin du retour, Alyss et son pe?re reste?rent silencieux. Le regard interrogateur et de?c?u que lui lanc?ait sa fille tenait lieu de gifle. L’Artificier n’avait pour autant pas a? se justifier aupre?s d’elle. Elle ne comprendrait pas, de toute fac?on. L’homme regarda droit devant lui, son gant de fer toujours rive? au bras de sa petite. Il entrai?na son poids plume dans la monte?e qui les menait a? leur maison. Qu’importe s’il lui faisait mal. Elle n’avait rien a? foutre toute seule dehors. Il le lui avait de?ja? suffisamment re?pe?te?. Il avait d’autres choses a? ge?rer que ses marmots. Merde, des gens comptaient sur lui ! Regrettant au fond de lui ces ecchymoses que ses doigts d’acier, malhabiles, allaient faire fleurir sur la peau de son enfant, l’homme serra les dents et avanc?a de plus belle.
Alyss baissa la te?te qu’elle avait de?sespe?re?ment tente? de lever au-dessus de l’e?paule de son pe?re. Il faisait presque nuit. Un vent plus frais s’e?levait de l’ouest, charge? d’humidite?. Un orage se pre?parait, qui allait enfin e?tancher la soif du tell et faire retomber la poussie?re. Il e?tait temps, car les puits menac?aient de tomber a? sec, a? l’instar des greniers. Tout comme le faisaient les nuages, l’adolescente retenait ses larmes. Son bras droit la faisait de plus en plus souffrir sous l’e?tau de la pince de fer. Mais c’e?tait surtout l’impression ame?re d’avoir e?te? humilie?e qui la tourmentait le plus. Aucun mot de re?confort de la part de son paternel n’e?tait venu la consoler. L’injustice lui bru?lait les yeux. Elle les leva vers les premie?res e?toiles et, dans une prie?re silencieuse, demanda re?paration a? qui voudrait bien l’e?couter.
Une come?te fila au loin sous la lune naissante.
Ce fut a? mi-chemin que son pe?re brisa enfin le silence :
— Alyss, ton comportement devient intole?rable !
— Mais, papa ! protesta-t-elle.
— Silence ! Tu te tais et tu m’e?coutes ! la coupa l’Artificier en resserrant plus encore l’e?treinte de sa pogne.
Mais Alyss ne l’e?coutait de?ja? plus. Elle le regarda fixement ne pas la regarder. C’e?tait comme si tout son sang e?tait retourne? vers l’inte?rieur de son c?ur, la laissant exsangue et le souffle coupe?. Elle avait subitement ble?mi, attendant la sentence. Confuse, elle de?porta son attention a? leurs pieds et s’aperc?ut que son pe?re portait de nouvelles bottes. Elles e?taient en cuir et renforce?es par des plaques de me?tal. Quelques dispositifs e?taient fixe?s a? l’arrie?re. Des ame?liorations me?cas ? L’Artificier n’e?tait pas coutumier de ce genre de luxe, et Alyss en de?duisit que l’e?ve?nement qu’il pre?parait pour ce soir reve?tait un caracte?re plus que spe?cial. Elle regarda ses propres bottines, que la course du jour avait fini de fusiller. Leurs semelles avachies laissaient de?sormais passer l’air au niveau des coutures qui avaient craque?, et leurs languettes pendantes les faisaient ressembler a? deux rats e?reinte?s.
— Tu m’e?coutes, oui ? s’indigna son pe?re en la soulevant presque de terre.
L’adolescente n’osa pas lui re?pondre. Elle se contenta d’opiner du chef, sans vraiment savoir de quoi e?tait constitue? le sermon. La rue exhalait ce parfum de terre, de sueur et de de?jections si caracte?ristique du tell. Alyss trouva cette odeur de mise?re re?confortante, car elle ne connaissait qu’elle. Cette traverse?e de ce Ghetto, me?me a? peine e?claire? par de rares lampes a? magnec vacillant sous le coup de bourrasques, la rasse?re?nait ne?anmoins. La lumie?re re?ve?lait des inscriptions sur le bardage des cabanes, re?affirme?es chaque jour a? la craie blanche, et qui indiquaient le nom ou le me?tier de leurs occupants. Un coup de chiffon permettait de faire changer les maisons de proprie?taires. Le plus souvent en fonction des de?ce?s, et, parfois, de la lente ascension des familles vers la Zone 3. Me?me si depuis quelque temps celle-ci semblait paralyse?e.
La vue familie?re de leur cabane fit sortir Alyss de ses pense?es. La douleur de son bras ankylose? joua le ro?le de piqu?re de rappel quant a? ce qui l’attendait une fois rentre?e.
— Toi qui faisais ma fierte? ! poursuivit son pe?re.
Alyss fut blesse?e que son pe?re emploie passe?. Il ajouta en ouvrant la porte :
— Regarde l’exemple que tu donnes a? ton fre?re et a? ta s?ur !
Assis sur le tapis place? devant le poe?le a? magnec e?teint, Rali et Tilia, de six et huit ans ses cadets, cesse?rent leurs jeux et observe?rent la sce?ne avec de grands yeux. Une voix fe?minine s’e?leva au-dessus des cris :
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
— C’est Alyss ! explosa l’Artificier. Elle e?tait encore en train de se faire courser par l’autre Singe !
— La?che-lui le bras, reprit la Receleuse. Et toi, ma fille, quelle ide?e tu as de trai?ner la?-bas ? Tu sais pourtant que c’est dangereux ! Et tu as vu dans quel e?tat sont tes ve?tements ? enchai?na-t-elle en lui essuyant le visage avec le revers de sa manche. De?barbouille-toi et va te changer tout de suite ! Tu pues la crasse et la merde, ma fille !
— En plus, elle ne m’e?coute me?me pas quand je l’engueule ! Si c’est pas un monde, c?a !
L’Artificier pointait un des doigts de sa pince d’acier vers sa fille tout en regardant sa femme. Il e?tait loin le temps ou? cette main caressait affectueusement la te?te de son ai?ne?e.
Il reprit ses ronds sur le plancher. Alyss en profita pour s’e?clipser.
— Elle est imprudente et inconse?quente ! poursuivit le pe?re. Pour su?r, il lui va comme un gant, son surnom ! Hein, la Re?veuse ? jeta l’Artificier a? travers la ba?che de se?paration. Je ne sais vraiment plus quoi faire de toi !
— Maintenant, ce serait bien que tu te calmes un peu. Ta journe?e est loin d’e?tre termine?e. J’ai pre?pare? ton paquetage pour ce soir. J’y ai mis les derniers ba?tons de milho.
Alyss nettoya rapidement ses plaies dans une bassine d’eau, avant de resserrer avec soin le bandage qui dissimulait ses petits seins naissants. Puis elle attrapa, dans une des valisettes empile?es en guise d’armoire, un de?bardeur propre et une chemise ample qu’elle passa a? la ha?te, ainsi qu’un pantalon informe qu’elle ceintura du mieux qu’elle put. L’adolescente e?coutait discre?tement sa me?re poursuivre sur le ton de la conversation :
— Et tu ne sais pas la nouvelle ? La Chamane est morte aujourd’hui, e?crase?e par une bande de gamins enrage?s qui chassaient un rat.— Et quel rat !
— Tu crois qu’on pourrait ne?gocier avec son remplac?ant qu’Alyss repasse sa Re?ve?lation ?
— Impossible ! Tu sais bien ce qu’il en cou?te d’e?tre rebaptise? !
— L’autre, la?, ce fils de relie?s, il l’a bien fait... Comment il s’appelait, de?ja?... ? Apre?s tout, elle est loin d’e?tre idiote, cette enfant.
— Tais-toi, femme !
— Elle e?tait peut-e?tre trop jeune ?
— Suffit, je te dis ! hurla le pe?re. Notre fille a de qui tenir :
tu n’e?coutes rien, toi non plus ! Quoi d’e?tonnant a? ce qu’elle se soit retrouve?e a? l’e?talage, vendue comme un tas de bidoche !
La cole?re de l’Artificier e?tait a? son comble. Les planches tremble?rent et les petits reste?rent pe?trifie?s, stupe?faits par cette ire inhabituelle. Alyss eut un haut-le-c?ur. Sa famille la de?gou?tait. Un pe?re qui ne savait plus se contro?ler, une me?re qui s’e?crasait devant les hauts cris du patriarche, et des marmots trop petits pour comprendre quoi que ce soit. Il fallait absolument que l’adolescente parte, car elle e?tait devenue en quelques mois la pomme de la discorde. En effet, Alyss re?vait beaucoup. Mais surtout de s’en aller tre?s loin. De vivre enfin l’aventure ! Elle e?tait intimement convaincue qu’une fois sortie du Ghetto elle pourrait marcher sur chaque centime?tre carre? du monde, monde qu’elle devinait immense. Et voir le bleu de l’oce?an. Mais pour l’heure, elle ne savait pas encore comment sortir de la?. Et l’e?vocation de son e?chec acheva de faire monter une bile a?cre dans sa gorge.
— Tu vois ce que je te disais ! Elle est de nouveau dans la lune, la? !
Alyss reparut dans l’entre?e, songeuse, pas encore de?cide?e a? braver son paternel. L’Artificier donna une tape se?che sur l’occiput de sa fille avant de reprendre :
— Je la prends avec moi ce soir. C’est pour son bien. La frotter a? la re?alite? des pentes devrait lui mettre un peu de plomb dans la cervelle.
Comme si je ne m’y e?tais pas de?ja? assez confronte?e, pensa Alyss.
— Mais tu es fou ! s’offusqua la Receleuse. C’est bien trop dangereux. Surtout depuis qu’elle a ses crises !
— Ma de?cision est prise, et je ne reviendrai pas dessus ! Sors ses affaires.
— Y compris les bottes ?
— Y compris les bottes.
La me?re s’exe?cuta en silence, e?crasant une larme furtive d’un revers de manche. En moins d’une minute, elle fit apparai?tre comme par enchantement un autre sac a? dos et une paire de bottines. Le regard e?tonne? d’Alyss passa de ces dernie?res aux pieds de son pe?re. Les chaussures e?taient la re?plique exacte de ses bottes a? lui, ame?liorations me?cas incluses, mais plusieurs tailles en dessous. La jeune fille releva la te?te vers l’Artificier et le scruta d’un air interrogateur.
— Je te les avais commande?es pour fe?ter ta Re?ve?lation. Je devais te les donner plus to?t, mais les as-tu un jour vraiment me?rite?es ? grogna l’Artificier en se frottant les sourcils. Et la quincaillerie, la?, a? l’arrie?re, c?a sert a? sauter plus haut.
Alyss ne savait pas si elle devait le hai?r de l’avoir prive?e de ce superbe cadeau pendant tout ce temps, ou bien le remercier de le lui avoir donne? quand me?me. Ces bottes lui auraient bien servi aujourd’hui, au lieu des semelles rafistole?es qu’elle se trai?nait aux pieds !L’adolescente se chaussa avec appre?hension, se doutant de ce qui l’attendait Elle tiqua quand les fines aiguilles des capteurs de pression s’enfonce?rent dans ses plantes de pied, mais elle n’en laissa rien parai?tre.
— On y va, lui intima son pe?re.
— Un instant, s’il vous plai?t !
La Receleuse retira son collier et le passa d’autorite? autour du cou de sa fille.
— Mais, maman ! Ton pendentif !
— Ne discute pas, Alyss. Prends-le, c’est tout !
Alyss glissa l’amulette de terre sous sa chemise et se fit serrer tre?s fort dans les bras de sa me?re. Elle embrassa son fre?re et sa s?ur.
— Mets ta cape, lui dit sa me?re. Il va encore pleuvoir de l’huile ce soir.
Alyss et son pe?re sortirent sous le regard de la Receleuse. Celle-ci referma lentement la porte, dans un soupir qui trahissait a? la fois ses craintes et sa re?signation. Elle s’appuya contre le chambranle et ferma les yeux, tellement fort que cela lui fit mal. Quand les larmes eurent renonce? a? de?border de ses paupie?res, elle rouvrit les yeux et observa ses deux benjamins, toujours assis sur le tapis. Avec le retour du silence, ils reprirent leurs jeux innocents, comme si rien ne s’e?tait passe?. Et cette vision la rassura.
Dehors, le vent continuait de souffler la poussie?re du tell. Les premiers e?clairs lardaient le ciel a? l’horizon. Un holodrone de la propagande officielle du GCU, le Gouvernement Central d’Utica, s’arre?ta a? la hauteur du couple pe?re-fille et projeta son immense re?clame en trois dimensions.
— Utica, votre re?ve a? porte?e de main! susurra une voix de femme aux accents me?talliques.
— Foutaises ! lui re?pondit l’Artificier en brandissant son poing d’acier dans la direction de l’holico?ne.
Les images montraient une ville incommensurable. Des passerelles ve?ge?talise?es couraient entre des gratte-ciel faits de rhodole?ne et de tixtane. De?ambulant au milieu d’un bestiaire fantastique, des hommes et des femmes en bonne sante? et aux habits colore?s et propres souriaient en se tenant par la main.
— Utica, reprit la voix, la cite? du bien-e?tre e?ternel. Inscrivez-vous de?s maintenant au point de contro?le le plus proche et venez nous rejoindre!
La projection s’arre?ta, l’holodrone remballa sa lentille verte et repartit plus loin, ou? la lumie?re et le son se re?pe?te?rent a? l’identique. Chaque soir, a? la tombe?e de la nuit, les holodrones venaient hanter le tell. Alyss s’arre?ta, fascine?e par leur ballet. Mais la main de son pe?re sur son e?paule lui commanda bien vite d’avancer.
— Quand je pense qu’ils veulent nous faire gober c?a ! Qui peut croire que c’est aussi simple de partir de ce trou pourri ?
Seules deux possibilite?s s’offraient aux habitants pour quitter le tell. La plus courante e?tait par la petite porte et les pieds devant. L’autre e?tait de passer par l’embarcade?re au sommet de la Zone 3. Mais peu y avaient droit, il fallait attendre son tour, et personne n’entendait plus parler de ceux qui ce?daient a? cette tentation. Partir pour Utica. Et ne jamais revenir. Qui pouvait raconter ce qu’il avait vu au-dela? des hauts murs qui ceinturaient les bas-fonds et signalaient la limite du Ghetto ? Une fois le portail d’entre?e franchi, personne ne semblait pouvoir sortir de ce pourrissoir que constituaient les pentes.
Alyss ne connaissait pas le Ghetto de nuit. Partout ou? son regard se posait, elle ne voyait que des visages e?macie?s, des bouches e?dente?es, des yeux criant a? la faim et au meurtre. Ces gens-la? ne pouvaient espe?rer aucun salut. Dans les rues anime?es, des portes claquaient sur les faces ternes, dissimulant de bas commerces. Alyss rabattit la capuche de sa cape et enfonc?a sa te?te dans ses e?paules. A? l’angle d’une ruelle, son regard croisa celui de deux crasseux. Mi-vagabonds, mi-conteurs, leur talent re?sidait dans leur capacite? a? se nourrir de l’air du temps sans peser sur personne. Ils e?taient surtout la me?moire du Ghetto. C’e?tait cette me?moire qui empoissait les pentes. En la cultivant, chacun se retrouvait prisonnier d’un carcan de principes que seule la loi du plus fort avait e?dicte?s.
L’histoire de la Zone 3 e?tait avant tout celle d’un exode. Celui de millions de personnes, dont les ai?eux d’Alyss faisaient partie, eux qui avaient fui la mise?re et les terres rendues infertiles par les pluies d’huile de pierre plusieurs de?cades auparavant. Un pied devant l’autre vers l’inconnu, a? de?faut de rien. Car l’incertain e?tait toujours quelque chose de tangible. Le ne?ant, quant a? lui, demeurait insaisissable. Apre?s des anne?es d’errance, ils avaient e?choue? tels des naufrage?s au pied de ce qui e?tait de?sormais le Ghetto.
Cela s’e?tait passe? bien apre?s l’explosion qui avait sonne? la fin de la Dernie?re Guerre, que les parents d’Alyss n’avaient pas connue, que leurs parents, leurs grands-parents et me?me leurs arrie?re-grands-parents n’avaient pas ve?cue. Peu de temps apre?s la catastrophe, le vent acide avait propage? la rumeur de l’e?mergence d’un leader. Et avec lui l’espoir e?tait revenu. Prote?e avait ba?ti la Zone 3, accueilli, nourri et prote?ge? toutes les cre?atures qui s’y e?taient re?fugie?es. Mais toutes n’y e?taient pas arrive?es et toutes n’y e?taient pas entre?es. Les plus atteints par la maladie ou la folie, ceux qui n’e?taient ni forts ni bien portants, e?taient reste?s en route. Quant a? ceux qui e?taient arrive?s en vue de la Zone 3, mais dont le pedigree et l’e?tat d’esprit belliqueux s’accordaient mal a? la constitution d’une colonie de survivants, ils avaient e?te? abandonne?s au pied de l’enceinte de be?ton. Pour quelques humains sauve?s, combien de squelettes blanchis derrie?re les barbele?s ?
Cette histoire avait e?te? partage?e par tous, et leurs descendants se devaient de la connai?tre par c?ur. Une histoire qui relevait de?sormais du mythe. Prote?e avait aussi promis de reba?tir un monde nouveau, un monde plus beau vers lequel tous ses enfants pourraient partir un jour. Le guide avait alors fait grandir un embryon de cite?, quelque part dans l’oce?an. Car c’e?tait dans l’eau que tout avait commence? et que tout devait recommencer.
Mais au fil des anne?es, des masses humaines, affame?es et toujours plus nombreuses, s’e?taient e?crase?es par vagues successives au pied du Ghetto, repoussant toujours plus loin la plate- forme d’embarquement de la Zone 3.
Et tous re?vaient d’Utica.